Donner sans compter
Nous donnons sans compter. Nous donnons sans compter, dans toutes les acceptions du mot. – D’abord parce que nous donnons sans cesse : nous donnons comme nous respirons, à chaque instant, en toutes circonstances, du matin au soir, et aucun jour ne se passe sans que, d’une manière ou d’une autre, nous n’ayons donné quelque chose à quelqu’un, voire que nous n’ayons parfois « tout donné ».
Nous donnons aussi sans tenir de livre de compte, sans mesure, parce que du moins de donner à perdre, ou du moins de ne pas son temps compter ni sa pensée, ni ses efforts, en sorte qu’on ne tienne tout simplement pas le compte de ses dons.
Nous donnons enfin sans compter, parce que nous donnons le plus souvent sans en avoir une claire conscience, faute de temps et d’attention, tant nous donnons presque machinalement, automatiquement et sans le savoir.
Ainsi l’attitude du don, la posture de donner semble-t-elle au premier abord comme aller de soi, tant son exercice se déploie inconsciemment, sans y penser, ni s’en préoccuper ; l’évidence même du don en rendrait la conscience presque superflue. Du don, il n’y aurait donc plus à discuter, ni à en interroger l’essence, mais simplement à l’accomplir ; il ne donnerait pas de matière à réflexion, matière dont il ne fallait pas prendre conscience, mais fixerait directement une exigence éthique et une obligation sociale. Et s’il présentait pourtant une difficulté, elle consistait non dans sa définition, mais dans son exercice ; car, du don, il n’y aurait rien à dire, mais, comme l’amour, il ne s’agirait que de le faire…
Jean-Luc Marion
La raison du don